25/03/2019
« « Je sais pour la fonte des glaces, la déforestation, la surpêche et le changement climatique. […] Je peux pas faire comme si je savais pas », nous interpelle Danone dans une publicité. « Avec votre fourchette et votre couteau, vous avez le pouvoir de changer le monde », renchérit Carrefour dans son manifeste Act For Food. Le message est clair : c’est à nous, consommateurs, de nous prendre en main et de modifier nos habitudes pour sauver la planète.
Cette injonction à la consommation responsable n’émane pas seulement de grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution : c’est aussi le message porté par le gouvernement. En réponse à l’Affaire du siècle, cette pétition signée par plus de deux millions de personnes pour interpeller le gouvernement face à l’urgence climatique, François de Rugy, Ministre de la Transition écologique et solidaire, a enjoint dans un tweet chaque citoyen à modifier son comportement individuel.
Il serait donc essentiel de transformer nos habitudes de consommation ; on a vu apparaître ces dernières années plusieurs initiatives allant dans ce sens. La coopérative « C’est qui le Patron ?! » est parmi celles qui ont rencontré le plus de succès. Lancée en 2016 au plus fort de la crise de la rémunération des producteurs laitiers, son idée était de laisser les consommateurs fixer eux-mêmes le juste prix d’une brique de lait, grâce à un sondage en ligne. Chacun pouvait ainsi se prononcer sur la présence ou non d’OGM dans l’alimentation des vaches, mais aussi et surtout sur la rémunération des producteurs : une « rémunération qui permet au producteur de se faire remplacer et de profiter de temps libre » coûtait ainsi 9 centimes de plus par litre qu’un « alignement sur le cours mondial du lait ».
Un prix « déterminé » par les consommateurs
Le sondage a donc produit un prix validé par les consommateurs : 0,99 euro pour un litre de lait. Un tel prix « psychologique » n’est probablement pas une coïncidence mais plutôt le résultat d’une construction spécifique des différentes options du sondage. Quoi qu’il en soit, le lait « C’est qui le Patron ?! » a rapidement rencontré un énorme succès suite à son lancement en octobre 2016, réalisant la meilleure performance pour une nouvelle marque dans le secteur agroalimentaire depuis 30 ans, malgré un prix de vente 30 % supérieur à la concurrence. Ceci a été accompli sans dépenser le moindre euro en marketing, la coopérative se reposant uniquement sur le bouche-à-oreille, une forte présence sur les réseaux sociaux et surtout une couverture presse impressionnante et très favorable. « C’est qui le Patron ?! » a depuis lancé de nombreux autres produits, toujours sur le même principe : beurre, chocolat, miel, fromage blanc, etc.
L’impact positif de cette action est indéniable. « C’est qui le Patron ?! » rémunère les exploitants entre 0,39 et 0,41 euro le litre, ce qui est supérieur à la moyenne du marché et proche des prix réclamés par les producteurs (la Fédération nationale des producteurs de lait estime le prix de revient moyen à 0,40 euro ; l’European Milk Board préconise une rémunération de 0,45 euro). Les consommateurs qui choisissent le lait « C’est qui le Patron ?! » sont donc bien les acteurs d’un changement sociétal positif.
Une initiative qui enchante le gouvernement
La marque est même citée en exemple par le président de la République Emmanuel Macron lors de son discours des États Généraux de l’Alimentation à Rungis le 11 octobre 2017 :
« Cette démarche ne doit rien à l’État. […] La solution n’est pas que dans une loi, que dans une disposition émanant d’en haut, elle est aussi dans l’initiative qui sera prise partout sur le terrain et par tous les acteurs. Cette démarche […] je souhaite que vous puissiez collectivement [la] généraliser et revaloriser les 2,4 milliards de litres de lait de consommation en France. »
C’est ici que tout se complique. Au niveau « micro », les initiatives telles que « C’est qui le Patron ?! » peuvent certes avoir un impact positif : les producteurs sont mieux rémunérés, les consommateurs retrouvent du sens à leurs achats. Cependant, à une échelle « macro », qui est celle d’Emmanuel Macron quand il mentionne l’initiative comme solution du problème sociétal qu’est la crise du lait, les enjeux sont tout autre. Cela fait porter aux consommateurs l’entière responsabilité du changement. Cette responsabilité est économique, puisque ce sont eux qui endossent le surcoût pour assurer la rémunération des producteurs. Les marges des transformateurs et des distributeurs ne sont pas remises en question, et restent largement opaques.
Le lait est pour les grandes surfaces un produit d’appel qui est souvent vendu en promotion, ce qui pousse les producteurs à faire des « opérations chrysanthèmes » dans les magasins pour protester contre leur propre « mort ». Le rôle des distributeurs n’est pourtant pas remis en question par « C’est qui le Patron ?! ».
De plus, son succès repose sur le travail bénévole des membres de la coopérative, qui endossent un rôle d’auditeur en visitant les fermes et de commercial en démarchant les directeurs de magasin. Ceci fait douter de la viabilité d’un tel modèle à plus grande échelle et pose question, alors que la coopérative appose depuis quelques mois son label sur les produits des marques des distributeurs Monoprix et Carrefour et contribue donc plus étroitement au processus de création de valeur de ces grandes entreprises. Cela implique enfin que les consommateurs acquièrent une expertise des filières agricoles, puisque c’est désormais à eux qu’incombe de déterminer un juste prix pour le lait, ainsi que pour tous les autres produits qui pourraient être et sont déjà concernés par ce genre d’initiatives.
Au-delà de cette « sur-responsabilisation » du consommateur, « C’est qui le Patron ?! » et les bons sentiments que son action génèrent sont susceptibles d’être détournés. Comme on le voit dans le discours d’Emmanuel Macron, la consommation responsable peut rapidement devenir une excuse pour ne pas légiférer. « C’est qui le Patron ?! » légitime ainsi involontairement une pratique néolibérale de gouvernement : gouverner le moins possible et laisser le marché traiter les problèmes, en s’en remettant à la responsabilité individuelle des acteurs (Chamayou, 2018). Or, le marché est antisocial en cela qu’il ne promeut que des solutions individuelles à des problèmes collectifs (Gorz, 2003).
La consommation n’est pas un projet politique
Il n’est pas question ici de déprécier « C’est qui le Patron ?! », qui agit de bonne foi (certes avec un marketing très bien rodé), alors qu’il y aurait beaucoup à dire sur d’autres acteurs de la chaîne, comme Lactalis. On peut en revanche s’interroger sur le rôle des médias, qui ont très largement contribué au succès de l’initiative avec des titres louangeurs : « la marque qui donne les pleins pouvoirs au consommateur » (France Inter) ; « le consommateur dicte sa loi » (Ouest France) ; « la brique de lait qui donne le pouvoir au consommateur » (France Bleu).
Pourtant, lorsque Nicolas Chabanne, co-fondateur de la marque, déclare dans une interview au Figaro que « la carte bleue est un énorme et fabuleux bulletin de vote qui permet de changer le monde », il conviendrait de pointer du doigt cette vision profondément inégalitaire d’une société où le pouvoir du peuple serait astreint au pouvoir d’achat et se limiterait à l’expression de préférences de consommation.
Transformer nos comportements individuels est essentiel et cela passe entre autres par de nouveaux modes d’organisation. M. Chabanne n’a pas entièrement tort quand il déclare que son action s’apparente à un référendum d’initiative citoyenne. Mais la consommation responsable, lorsqu’elle est récupérée par le discours politique et érigée comme seul mode de régulation du marché et de la société, est une double violence faite aux citoyens : violence économique, car ils payent seuls pour les défaillances de tout un système ; violence psychologique, car ils portent seuls la responsabilité de leurs choix. »