LETSGOFRANCE – « C’est qui le Patron ?! », l’ubérisation sans perdant

26/09/2018

« Deux ans après son lancement, « C’est qui le Patron ?! » – la marque dont les prix, fixés par les consommateurs, permettent de mieux rémunérer les producteurs – n’en finit plus de bousculer le monde agroalimentaire. Alors qu’elle vient de lancer son application mobile et pourrait se transformer en label, nous avons rencontré à nouveau Nicolas Chabanne, son co-fondateur.

« C’est qui le Patron ?! » est devenue, en à peine deux ans, le plus gros succès pour une nouvelle marque depuis 30 ans. De quoi est-ce le signe à vos yeux ?

Nicolas Chabanne : Nous en sommes les premiers étonnés, même si cela ne fait que nous conforter dans notre intuition première : l’heure est à la co-création des produits par les consommateurs. Nous voulons tous nous impliquer et avoir un rôle actif dans cette nouvelle ère de consommation qui s’ouvre. Le temps est venu de décider tous ensemble des cahiers des charges des biens que nous souhaitons consommer et du prix que nous sommes prêts à payer pour ça. Pendant des décennies, le marketing avait comme mission de penser à notre place et d’imaginer ce dont nous avions envie et besoin. Petit à petit le fossé s’est creusé entre ce qu’on imaginait pour nous et ce que nous voulions vraiment et ces spécialistes qui pensaient pour nous en oubliaient d’ailleurs eux-mêmes ce qu’ils auraient souhaité pour eux… ! Il a suffi qu’apparaissent les réseaux sociaux pour mettre fin à cette schizophrénie : chacun a pu comprendre, s’informer et se rendre compte qu’il n’était pas le seul à avoir envie de consommer des produits plus porteurs de sens. Nous avons aussi réalisé que nous étions tous capables de nous mobiliser pour des causes justes, en l’occurrence nous voir proposer, pour quelques centimes de plus, des produits alimentaires sains, sans OGM, respectueux de l’environnement et permettant aux producteurs de vivre de leur métier.

Le lait a cristallisé de façon immédiate et très forte ces nouvelles attentes. Ses ventes représentent effectivement aujourd’hui le plus gros succès pour une nouvelle marque de l’histoire de l’agroalimentaire, et ce alors même qu’il n’a pas été promu à la télé par des spots publicitaires, ni par des commerciaux dans les magasins. Nos œufs également ont battu des records de vente dès leur arrivée en rayon. C’est fou !

Et le plus fou, c’est que les grands acteurs suivent cette tendance ! Durant ces deux premières années de l’aventure, nous n’avons avancé qu’à partir d’appels entrants : 200 entreprises et la quasi-totalité des grands distributeurs sont venus à nous pour nous proposer de commercialiser ensemble des produits. Monoprix nous a même demandé de les aider à élaborer un lait sous sa marque à partir du cahier des charges défini par « C’est qui le Patron ?! » et d’en contrôler la mise en œuvre, comme si nous étions un label. Cela nous ouvre des perspectives immenses et un nombre beaucoup plus grand de producteurs pourront être soutenus.

En venant créer un contact direct entre producteurs et consommateurs, vous êtes en train d’ubériser, en quelque sorte, le secteur agroalimentaire ?

N. C. : Oui, si l’on considère que nous participons à l’étape 2 de l’ubérisation : celle qui est motivée non pas uniquement par la prise de parts de marché mais par le respect de valeurs communes, d’un bon sens collectif et de l’envie de voir notre argent, si dur à gagner, utilisé intelligemment et équitablement pour façonner chaque jour, à travers nos achats, un monde plus en phase avec nos valeurs. Le mouvement porté par les consommateurs via « C’est qui le Patron ?! » a assurément quelque chose de révolutionnaire, mais c’est une révolution douce, positive, qui n’a rien à voir avec la violence économique qui a détruit beaucoup de valeur pour tous les acteurs ces dernières années. Rendez-vous compte ! Les consommateurs sont des patrons intelligents et surtout bienveillants, dès lors qu’on ne trahit pas leur confiance. La révolution qu’ils portent est puissante car finalement elle ne fait aucun perdant : les distributeurs vendent en s’assurant l’adhésion en amont de leurs clients, les marges des fabricants sont respectées, les producteurs retrouvent une rémunération décente et le sourire et les consommateurs ont un produit non seulement équitable mais de qualité, avec une réassurance sur son origine et son histoire.

Il y aura toujours des gens qui feront du business pour le business, mais aujourd’hui, pour fédérer autour de soi un maximum de consommateurs, les marques ont tout intérêt à s’associer à eux, humblement. Pour la grande distribution, l’écoute du client est la base même de son métier et depuis toujours, le petit mot laissé dans la boîte aux lettres d’un de ses magasins a été écouté et respecté. Nous avons d’ailleurs récemment automatisé ce process en lançant notre application mobile, qui permet aux consommateurs de signaler aux autres la présence des produits mais aussi d’interpeller les magasins s’ils ne proposent pas les produits qu’ils recherchent. On sait que l’email automatisé atterrit à chaque fois directement sur le bureau du directeur dans tous les supermarchés de France. Des dizaines de magasins ont rendu disponibles des produits à la suite de ces sollicitations de leurs clients et plus de 12 000 demandes ont été envoyées à ce jour. Les consommateurs sont bien redevenus les patrons ! Mais, encore une fois, des patrons bienveillants, qui ne font jamais que dire aux marques : « si vous changez, j’achèterai plus volontiers ; mieux, j’en parlerai à mon voisin ». Je suis convaincu que cette dynamique est une juste et saine évolution des choses et qu’elle a assurément quelque chose d’inéluctable et d’irrésistible : impossible désormais de faire machine arrière.

Et cette révolution vient à nouveau de France…

N. C. : Oui ! Il est clair qu’en France, les consommateurs ont une sensibilité particulière, une vraie maturité sur les enjeux du bien-manger, de la répartition de la valeur, et une volonté d’agir exemplaire. Nous pouvons en être fiers ! Dix pays veulent aujourd’hui reproduire le concept de « C’est qui le Patron ?! », la Belgique et l’Espagne s’étant même déjà lancé. Je ne vois pas comment ce mouvement ne pourrait pas prendre une ampleur internationale dès lors qu’il vise juste en se réajustant instantanément à la réalité du pays et en venant créer un point de rendez-vous entre consommateurs, producteurs et fabricants.

Rien ne semble vous résister ! Vous êtes donc optimiste sur la marche du monde, malgré les signaux négatifs (politiques, économiques, climatiques) envoyés de toute part ?

N. C. : Il n’est jamais facile de faire tourner en trois secondes un paquebot lancé à pleine vitesse, il y a quand même une forme d’inertie. Mais si vous lui envoyez 100 000 petits remorqueurs, vous allez pouvoir le faire repartir très rapidement dans l’autre sens ! C’est exactement ce qui est en train de se passer avec « C’est qui le Patron ?! » et d’autres initiatives de ce type. Grâce à cette fabuleuse caisse de résonance que sont les réseaux sociaux, nous avons redécouvert collectivement qu’au fond le monde tenait entre nos mains : qu’avec notre carte bleue, nous avions dans notre poche un bulletin de vote ultra puissant, capable de refaçonner jour après jour le monde qui nous entoure en faisant bouger les choses beaucoup plus vite et efficacement que n’importe quel projet politique.

J’ai la certitude que, pour la plupart, les consommateurs du monde entier ont envie de bien faire les choses plutôt que n’importe quoi : si cette majorité prend conscience de la capacité que chacun a individuellement à agir, comme le fameux colibri de Pierre Rabhi – et peut-être plus efficacement encore que lui, dès lors qu’on dispose aujourd’hui de la technologie pour rallier les autres à sa cause, pas un dirigeant politique dans le monde ne résistera au raz-de-marée d’une consommation plus raisonnable, plus équitable et plus durable.

Résumé de l’entretien

Avec ses produits équitables ayant enregistré des records de vente, alors même qu’ils ne bénéficient pas de publicité, « C’est qui le Patron ?! » est devenu, en à peine deux ans, un succès exemplaire qui vient redistribuer les cartes dans le secteur agroalimentaire. L’heure est bien à la co-création des produits par les consommateurs, dont les réseaux sociaux sont devenus un incontournable porte-voix. Les grandes marques ont compris qu’elles avaient tout intérêt à suivre ce mouvement qui ne fait aucun perdant : distributeurs, fabricants, producteurs, consommateurs sont appelés à collaborer dans cette nouvelle révolution qui vient de France et se développe déjà à l’international. »

LAURE BECDELIÈVRE

Article original