Pouvez-vous dresser le bilan de l’activité de C’est qui le patron ?!, trois ans après son lancement ?
Nicolas Chabanne : Nous avons passé la barre des 150 millions de briques vendues. Selon Nielsen, nos produits ont été achetés par 11,2 millions de consommateurs, et touchent 17,8 % des foyers français. Et cela, sans commerciaux, ni publicité ! Je ne dis pas cela pour le plaisir de le rappeler, mais pour le formidable espoir que cela me donne. Nous avons créé un no-model, à force de bon sens et de patience. Aujourd’hui, nous vendons 33 produits conçus via le questionnaire envoyé aux sociétaires, qui définit le cahier des charges du produit. Le lait est la locomotive, mais tous les produits marchent mieux que leurs équivalents traditionnels en rayon : le chocolat, le jus de pomme, le miel, le beurre bio…
Le beurre bio, c’est une belle histoire ! Dans le questionnaire, nous avons demandé s’il fallait ajouter des centimes pour aider les agriculteurs en transition vers le bio : 15 centimes ont été ajoutés. Les distributeurs nous ont qualifiés de fous ! 18 mois après, c’est le beurre bio le plus vendu de France… 1,5 million d’euros ont été reversés aux agriculteurs, et nous sommes en rupture de stock partout. Et encore une fois, sans pub – bien que la presse en ait beaucoup parlé -, et sans commerciaux pour nous faire référencer. Mais prenez les oeufs : personne n’en a parlé. Aujourd’hui, ils réalisent 1,5 à 1,8 fois les ventes moyennes hebdomadaires des grandes marques nationales. Même nous, nous ne comprenons pas ce succès !
Pensez-vous que C’est qui le patron ?! est devenu un repère incontournable pour les personnes désireuses d’aller vers une consommation plus saine et responsable ?
N. C. : La notoriété de la marque n’est finalement pas si grande que ça. J’ai pu m’en rendre compte à l’occasion d’une récente vidéo réalisée avec Brut autour de la sortie du film Au nom de la terre, avec Guillaume Canet. J’expliquais qu’il suffit d’ajouter 4 euros par an en moyenne à votre budget lait, ou 3,30 euros par an pour avoir des produits sans additifs, sans OGM, locaux, et avec un producteur qui a le sourire. La farine, c’est 70 centimes ! Pourquoi on ne nous l’a pas dit plus tôt ? J’ai vu dans les réactions de la vidéo de nombreuses personnes se poser cette question, et en même temps demander quelle était notre marque. Nous avons encore beaucoup à faire !
Les consommateurs sont-ils prêts à changer de comportement ?
N. C. : C’est une question de déclic : combien de personnes, qui faisaient déjà le tri et sont sensibilisées à la question de la pollution plastique, vont petit à petit se dire : » Je ne veux plus rien en plastique » ? Et c’est aussi une question d’offre : combien y a-t-il en rayon de produits aussi transparents que C’est qui le patron !?. Cela reste anecdotique. C’est 5 % des références de lait par exemple. Si un jour 50 % d’un rayon est composé de produits comme les nôtres, vous verrez que les comportements changeront aussi massivement.
C’est qui le patron ?! inspire aujourd’hui de nombreuses marques. Mais bien avant, vous inspiriez déjà Intermarché et ses légumes moches avec votre engagement pour les Gueules Cassées, qui vous a valu un prix de l’audace marketing en 2015. N’est-ce pas cocasse pour quelqu’un qui comme vous rejette le marketing ?
N. C. : Vous connaissez l’histoire du logo ? Cela s’est joué en une nuit. C’est mon cousin en Inde qui a fait en urgence ce personnage pour remplacer notre premier choix, le smiley, qui est une marque déposée. Inconsciemment, les gens voient bien que nous n’avons pas eu d’agence marketing pour nous aider… Avec ce packaging, on ne sait pas que c’est le produit qui a le cahier des charges le plus qualitatif du marché, mais on reconnaît le produit en rayon en une fraction de seconde. Pour tous nos produits, nous avons donc décidé d’être en monochrome. Et avec notre bonne étoile, ça fonctionne. Prenez les pâtes ! Nous avons adopté le jaune au départ. Logique. Mais cela ne rendait pas bien du tout, on ne reconnaissait pas le produit. On a eu l’idée de le passer en rouge, en mettant une fenêtre pour voir le produit. Cela nécessitait d’ajouter du plastique, ce qui nous dérangeait un petit peu. Mais par chance, le fournisseur a imprimé tel quel, avec la photo floue de pâtes qui devait indiquer l’emplacement de l’encart ! Sans rire, nous sommes heureux d’être copiés. Mais il faut que ce soit fait dans les bonnes conditions. Qu’il y ait une réelle volonté de changer les choses, et pas juste celle de faire un bon coup ou du buzz.
Pensez-vous que nos concurrents aient tous le même cahier des charges que nous ? Cette notion de rémunération de l’agriculteur, c’est le petit bout de la lorgnette. D’après vous, qui vit le mieux ? Le producteur qui vend 100 % de son lait à 41 centimes, où celui qui ne vend que 15 % à 44 ou même 48 centimes ? Cela n’a rien à voir, et tous n’ont pas l’humilité de le reconnaître. Mais tant mieux si nous faisons bouger les lignes : regardez Monoprix, qui a adopté l’an passé notre cahier des charges pour sa marque distributeur. Reste à faire bouger les autres distributeurs, qui n’ont pas tous compris que leurs magasins appartenaient avant tout à leurs clients ! Certains arguent qu’ils ont des produits aussi qualitatifs. Très bien ! Mais l’équité n’annule pas l’équité… Michel-Edouard Leclerc est venu nous rencontrer. Il a audité nos fraises. Il a été l’un des seuls à faire cette démarche : venir en bottes, parler avec des sociétaires, etc. Une fois qu’il a vu qu’il n’y avait pas de loup caché, il a décidé de faire rentrer tous nos produits dans ses rayons. Il faut que tout le monde prenne conscience que la rentabilité passe avant tout par la durabilité du modèle !
Il faut donc plus de personnes engagées à la tête des entreprises ?
N. C. : Vous pouvez avoir un commandant de paquebot éveillé, il ne pourra pas éviter l’iceberg d’un seul coup de barre ! Il y a une inertie phénoménale. Il faut des petits remorqueurs pour l’aider à prendre le virage, et ces remorqueurs, ce sont les consommateurs. Regardez Danone ! Après le boycott au Maroc, ils ont lancé un modèle similaire au nôtre alors qu’ils avaient été l’un des premiers groupes à avoir pris contact avec nous pour envisager une collaboration, sans résultat à l’époque. Cela résume tout : Emmanuel Faber comprend très bien les enjeux, il cite C’est qui le patron ?! comme exemple, mais Danone veut reprendre le modèle, et là c’est terminé. Aujourd’hui, si une grande marque porte le changement, et même si elle fait des choses incroyables, personne ne la croit. Ça ne passe pas… Et cela malgré des millions dépensés en publicité ! Le jour où une marque dira : » Pendant un an, je ne fais plus de pub et je reverse cet argent aux producteurs afin de les aider à passer au bio « , là d’accord. En attendant, on continue à faire comme avant. Le greenwashing, c’est un peu le spasme réflexe de cet ancien monde.
60 % des consommateurs trouvent que les marques parlent trop de RSE sans en faire assez, selon le Trust Barometer d’Edelman. Les consommateurs ne font plus confiance aux marques ?
N. C. : Bien sûr ! On pense tout de suite qu’elles ont un intérêt caché et s’engagent pour de mauvaises raisons. Nous sommes persuadés que les marques sont devenues des boulets pour les fabricants. La moindre pub risque de revenir en boomerang dans la tête de la marque, les consommateurs sont défiants par nature, que ce soit fondé ou non. Et les consommateurs n’ont pas besoin des marques, ils peuvent se débrouiller seuls, regardez-nous ! À court terme, si on veut dépolluer les océans, et résoudre les problématiques liées aux plastiques, à la transparence de la composition des aliments, au bien-être des producteurs et des animaux, il faut forcer ces marques à bouger, et à revenir à ce qu’elles sont à l’origine : des fabricants ! Il faut sortir de la logique du marketing de la com’, pour revenir au marketing de base : fabriquer ce que veulent les consommateurs.
Mais pas dans n’importe quelles conditions : je ne parle pas d’un panel de consommateurs, souvent payés et pris par la main, que l’on amène dans ses locaux pleins de logo, et à qui on fait dire ce que l’on veut entendre. Forcément, le consommateur n’est plus dans les mêmes dispositions que s’il fait cette démarche naturellement, spontanément. Le nouveau marketing, c’est répondre aux besoins du consommateur en lui demandant directement. Cela ne veut pas dire pour autant que les gens du marketing se sont toujours trompés : ils n’avaient tout simplement pas les outils nécessaires. Il n’y avait pas le digital, les réseaux sociaux ou la capacité à faire des questionnaires et de la pédagogie comme nous l’avons fait.
C’est ce que vous voulez généraliser au travers du lancement de C’est quoi ce produit ?!, votre » application des consommateurs « , mais aussi l’Atelier des consommateurs ou la Chaîne des consommateurs ?
N. C. : Pour co-construire un produit, il ne faut pas juste répondre à des questions : il faut pouvoir les poser aux marques ! Et cela en toute transparence, sans influence externe. Nos 10 000 sociétaires, nous ne les connaissons pas ! Quand nous vérifions un cahier des charges, nous nous rencontrons pour la première fois. Cette spontanéité, c’est la clé. Et le fait de questionner les marques, c’est la base de notre démarche. 50 marques nous ont contactés pour essayer de comprendre. Trois ans d’appels entrants ! Alors nous nous sommes demandé si on devait rester avec C’est qui le patron ?!, qui n’a pas vocation à vendre 5 000 produits. Nous sommes une aventure de consommateurs, pas une aventure capitalistique qui doit gagner des parts de marché. Mais étant donné l’urgence sociétale et environnementale, nous nous sommes dit qu’il fallait rencontrer ces groupes qui nous contactent, mais en fixant des règles.
Avant d’imaginer un quelconque label, nous voulons envoyer une dizaine de consommateurs chez les fabricants, afin de passer en revue tout le processus de fabrication. Ils ont la possibilité à chaque instant de stopper ce processus d’audit, et donc l’éventuelle collaboration avec la marque. Voilà comment est né l’Atelier consommateur et citoyen ! C’est une structure différente de C’est qui le patron ?!. La première phase consiste à rencontrer les dirigeants, à identifier leurs motivations. Après l’audit, il y a quatre possibilités : soit ça ne mène à rien, car les dirigeants ne sont pas sincères. Soit nous listons ce qui ne va pas, et à eux de le résoudre. Soit on travaille ensemble sur un nouveau produit C’est qui le patron ?!, ou même une nouvelle marque du fabricant, mais gérée au travers de l’Atelier. Enfin le produit actuel peut se voir apposer une référence, indiquant qu’il a été audité par l’Atelier. Mais ce » label » C’est quoi ce produit ?! ne sera délivré que si le produit est issu d’un cahier des charges entièrement refaçonné par le consommateur. Il ne se retrouvera pas sur un produit qui a fait un effort sur un aspect spécifique, mais qui à côté fait n’importe quoi ! C’est tout ou rien, et cela permet de clarifier les choses.
Par ailleurs, nous avons aussi lancé la Chaîne des consommateurs et des citoyens, qui va aller chez les fabricants filmer la production et les dirigeants. Avec des consommateurs qui vont poser leurs questions en toute transparence ! Et il y a bien sûr l’application ! Elle va permettre de vérifier tous les produits, et faire en sorte que toutes les informations soient vérifiées. Finalement, nous sommes arrivés à quelque chose d’assez cohérent. Mais nous pourrions aller plus loin : il y a Aux Actes de Didier Livio, l’ancien directeur RSE de Deloitte, qui nous a rejoint au sein de l’Atelier. C’est un logiciel qui va se greffer sur les systèmes de comptabilité des entreprises et qui permet de vérifier le déclaratif. Baisser l’utilisation de pailles ou de contenants plastiques en restauration ? Il suffit de vérifier les achats. L’égalité salariale entre les hommes et les femmes ? On vérifie les fiches de paye. Etc. La marque va sortir petit à petit de son opacité et de ses réserves. Humblement, on se remet dans une situation plus saine : d’un côté le fabricant, d’un autre le consommateur.
Un groupe comme Unilever est dans cette logique en parlant d’abandonner les marques incapables de s’adapter. Vous allez plus loin en voulant le prouver ?
N. C. : Oui, car qui peut croire encore qu’Unilever va être compris et crédible ? C’est bête, mais ils vont devoir repartir dans un système où ils vont investir des millions et des millions pour dire : » nous avons changé « … Il faut mettre cet argent ailleurs ! Encore une fois, regardez ce que nous faisons sans publicité. Aujourd’hui, 8 pays sont en train de reproduire notre modèle, et ils ont tous adopté l’Atelier. Nous allons bientôt déménager pour regrouper toutes ces initiatives. Pour l’instant, 15 personnes sont au quotidien dans nos locaux, et nous allons bientôt passer à 40. Mais derrière il y a les 10 000 sociétaires ! Tous ces gens sont des bénévoles, qui ont un boulot à côté et prennent sur leur temps pour aller auditer les entreprises. Et tout le monde peut nous rejoindre ! Il suffit de s’inscrire et de verser un euro, pour des raisons légales, pas plus, et on devient sociétaire de C’est qui le patron ?!. Nous ne sommes pas une agence qui doit délivrer une prestation contre rémunération, et qui vous dit ce que vous voulez entendre. Nous proposons aux fabricants de se confronter à la réalité, face à de vrais consommateurs. Il y a aura une petite famille de grandes marques qui fera la transition. Il y aura des marques qui redeviendront des fabricants. Et il y aura toutes ces nouvelles aventures qui respectent le consommateur ! Franchement : qu’est ce qui va nous faire revenir vers les grandes marques ?
Entre Yuka et des acteurs comme 60 millions de consommateurs, qui vient de lancer son application, ou encore Médiaperformances et Carrefour qui participent au lancement français de ShopAdvisor, le TripAdvisor des produits de grande consommation, n’avez-vous pas peur d’être noyé dans la masse ?
N. C. : Bravo à toutes ces initiatives, qui permettent une prise de conscience. Mais objectivement, je pense que notre cohérence, et la qualité de ce qu’a fait Laurent Pasquier avec Mes Goûts – tant dans sa conception que dans la somme d’informations déjà recueillies -, nous permettra de nous distinguer. L’application que nous allons sortir, elle existe en réalité depuis huit ans ! Tout le monde s’en est inspiré. C’est quoi ce produit ?! va tout changer. L’algorithme de Laurent offre à chacun l’occasion de créer sa propre grille d’attentes : made in France, produit équitable, paiement des impôts en France, etc. Un produit ne sera pas vert ou rouge pour tout le monde. Nous donnons un indicateur précis aux fabricants sur les attentes des consommateurs, et on permet aux gens de s’y retrouver. »
Clément Fages