CAPITAL – Nicolas Chabanne, créateur de « C’est qui le Patron ?! » et entrepreneur visionnaire

Nicolas Chabanne, créateur de "C'est qui le patron ?!" et entrepreneur visionnaire
27/03/2019

« Le succès de sa marque « C’est qui le Patron ?! » traduit parfaitement le ton de l’époque et sa volonté de redonner le pouvoir aux consommateurs. Rencontre avec un entrepreneur visionnaire.

 

Deux avant la crise des gilets jaunes et le « grand débat », ce lanceur de projets quasi compulsif se retrouve à la tête d’un collectif de consommateurs animés d’une idée folle : régler une fois pour toutes la controverse sur le prix du lait en le fixant eux-mêmes ! La marque « C’est qui le Patron ?! » entend ainsi garantir aux éleveurs une plus juste rémunération. Le succès foudroyant de cette initiative populaire est la preuve, pour Nicolas Chabanne, son créateur, qu’on est « arrivé au bout d’un système ».

 

  • Nicolas Chabanne en 4 dates. 1996 : il met sur pied un réseau de stations de lavage solidaires. 2009 : avec la marque « Le Petit Producteur », il veut défendre le monde agricole. 2014 : il lance le collectif « Les Gueules Cassées », contre le gaspillage. 2016 : il crée « C’est qui le Patron ?! », une coopérative de consommateurs.

Management : La naissance de « C’est qui le Patron ?! » défie toutes les règles des principes enseignés dans les écoles de commerce : ni levée de fonds, ni business plan… Comment expliquez-vous sa réussite ?

Nicolas Chabanne : Il y a évidemment une part de mystère, mais nous nous sommes rendu compte que nous étions nombreux à partager le même sentiment, celui d’être arrivés au bout d’un système. En l’occurrence, celui où les mécanismes commerciaux nous échappent. Pour la première fois, le consommateur veut croire qu’il peut construire lui-même son prix. Nous sommes allés plus loin : le consommateur peut observer directement dans les laiteries les produits qu’il a choisis. C’est un autre témoignage que le contrôle du bureau Veritas ! Notre système est très simple et c’est ce qui nous a permis de reprendre les commandes : nos 8 000 sociétaires s’impliquent dans le collectif et ce que vous décrivez comme un « no modèle » est une force qui fait notre colonne vertébrale. C’est le fameux point d’équilibre trouvé par une initiative spontanée, mille fois plus fort que si on s’était mis autour d’une table, en réunion… Nous avons trouvé un autre chemin, sans force de vente ni pub qui suscitent plutôt de la défiance.

Vos prix sont plus élevés que ceux des grandes marques, précisément au moment où les Français manifestent pour la défense de leur pouvoir d’achat. Qu’est-ce qui justifie ce paradoxe ?

Les gens qui peuvent le faire dépensent 30 ou 50 centimes de plus par mois pour acheter des produits qui permettent à des producteurs de vivre de leur métier. Et nos quatre pots de purée de pommes valent 68 centimes, moins que ceux d’Andros. La qualité, sans pub ni marketing, peut coûter moins cher. Aujourd’hui, nous avons une gamme de 15 produits. Nous allons passer les 100 millions de produits équitables vendus et le beurre bio est devenu l’innovation bio la plus vendue en 2018. C’est un produit qui a été créé par les consommateurs sur le principe du questionnaire : est-ce qu’ils accepteraient d’ajouter des centimes pour aider à la conversion bio ? Eh bien, ils ont mis 15 centimes de plus.

Vous êtes un peu à l’économie ce que le référendum d’initiative citoyenne est à la politique…

Tous les politiques nous ont appelés depuis deux ans. Il y a sûrement un parallèle à faire. Le point commun, c’est la carte bancaire, véritable bulletin de vote. Certains Français aujourd’hui ne veulent plus se contenter de voter et veulent être actifs dans un programme. Notre priorité, c’est d’aider le monde agricole, mais nous croulons sous les demandes pour d’autres secteurs, jusqu’aux services bancaires : des banques nous appellent pour imaginer la même démarche ! Et « C’est qui le Patron ?! » s’est exporté dans dix pays, de la Belgique au Maroc. Ça me dépasse un peu ce succès… C’est un phénomène qui tient du glissement de terrain.

Au point de pouvoir résoudre les difficultés des éleveurs ?

Notre calcul de base est simple. Il manque 8 centimes sur un litre de lait pour que le producteur s’y retrouve et chaque Français boit en moyenne 50 litres par an. Résultat : il manque 4 euros par an… À 9 centimes, l’éleveur a une rémunération correcte et une semaine de vacances… En deux ans, nous avons vendu 80 millions de litres de lait et 12 millions de personnes nous ont déjà acheté des produits. C’est beaucoup, mais il est certain que le jour où nous aurons 20 % de parts de marché, nous aiderons vraiment les producteurs. Cela suppose qu’il y ait un acte II sur un beaucoup plus grand nombre de produits. La Loi Alimentation (qui doit instaurer un nouveau calcul des prix agricoles sur la base des coûts de production, NDLR), c’est bien, mais ça donne un peu le bourdon. Nous, nous allons nous débrouiller tout seuls. Décider par notre acte d’achat, c’est un bulletin de vote surpuissant.

Vos produits sont vendus chez Carrefour, E.Leclerc et d’autres, vous travaillez avec des marques, comme Cémoi pour le chocolat… Comment avez-vous réussi à convaincre les marques et les distributeurs de vous suivre ?

Nous quittons un cycle où une famille de politiques, d’experts, de prescripteurs décidaient pour nous. C’est fini, ça. À l’époque où j’avais lancé « Le Petit Producteur », en 2008, et que je vendais notamment des fraises en mettant la photo du producteur et en le rémunérant mieux, j’avais rencontré les gens du marketing de Monoprix, puis d’autres distributeurs nous avaient rapidement ouvert leurs rayons. Beaucoup d’enseignes nous ont soutenus aussi pour « Les Gueules Cassées », en 2014, qui luttent contre la gaspillage des fruits et légumes moches. Donc quand je vais les voir avec « C’est qui le Patron ?! », elles me connaissent. Dans la foulée de Carrefour, 70 % des enseignes de distribution nous ont rejoints, à l’exception de Franprix, malheureusement, qui n’a peut-être pas toutes les cartes en main pour décider lui-même.

 

Et nous n’allons pas nous arrêter là : nous adressons un appel à tous les fabricants pour pouvoir venir visiter les coulisses de leurs usines et, le 20 mars, nous avons lancé une « chaîne de télé des consommateurs et des citoyens ». Une quarantaine de marques nous ont déjà appelés pour y participer ! Nous allons aussi installer des « corners » avec nos produits dans certaines grandes surfaces et nous réfléchissons à l’éventualité de créer notre propre réseau de magasins. À terme, nous espérons travailler avec 80 producteurs et nous étendre à l’ensemble des produits alimentaires.

Votre chiffre d’affaires a doublé en deux, en atteignant 3 millions d’euros. Comment abordez-vous cette croissance : votre fonctionnement d’entreprise coopérative peut-il y survivre ?

Notre cahier des charges permet à chaque « sociétaire-consommateur » de participer à la construction du prix. La première année, nous rêvions de vendre 5 millions de produits, nous en avons écoulé 33 millions, sans remettre en cause ce principe ! Nous avons une référence de lait qui, selon Nielsen, est la deuxième référence la plus vendue derrière les marques de distributeur. Le beurre bio réalise des ventes trois fois plus importantes que prévu. Notre règle chez « C’est qui le Patron ?! » est d’appliquer une marge de 5 % sur le prix de vente dans les magasins et de 2 % sur les marques ou les enseignes qui respectent notre cahier des charges, comme Monoprix, par exemple, qui commercialise notre gamme de lait sous sa propre marque.

 

Ce modèle commercial va évoluer, sans aucun doute. Mais s’arrêter, certainement pas ! Car le bon sens commun trouve des points d’équilibre en permanence, alors que des dirigeants, qui décident en solitaire, peuvent se tromper. Donc, quelle que soit notre croissance, notre système continuera de fonctionner aussi longtemps qu’on écoutera et respectera scrupuleusement la décision collective. J’en suis convaincu : on peut sauver le monde par le bon sens collectif.

Il n’y a donc pas de risque de vous voir céder aux avances d’un repreneur ?

C’est inimaginable ! Nous avons un statut de coopérative, qui est essentiel pour notre mode de fonctionnement. Tout le monde peut être actionnaire pour un euro. Les consommateurs ou sociétaires vont en magasins, ils réarrangent eux-mêmes les rayons, suivent les ventes… La coopérative a le destin de l’entreprise entre ses mains : une décision qu’on prend au nom du bon sens collectif est beaucoup plus fiable qu’une théorie de marketing inculquée dans une école ou que les gens qui, par principe, enterrent les bonnes idées sous prétexte que si cela avait dû exister, cela serait le cas depuis longtemps.

Votre management s’organise-t-il aussi de manière collective, avec, par exemple, une égalité des salaires ?

Non ! Nous sommes 15 salariés, avec des disparités de salaires, mais dont aucun n’est comparable à celui d’un patron du CAC 40 ! Je suis le premier à vouloir être dans une transparence totale, à pouvoir tout dire – en particulier quelles sont les marges des distributeurs, celles des fabricants… Mais en réalité, la loi européenne nous l’interdit. Cela dit, la structure de l’entreprise est suffisamment armée et équilibrée pour fonctionner de manière indépendante : aucun de ses dirigeants en particulier n’est indispensable. En outre, elle est rentable et dispose d’une petite réserve. Si demain l’aventure n’est plus collective et participative, elle s’arrête. Pendant des années, des produits ont été créés sans demander aux consommateurs ce qu’ils en pensaient. C’est fou, non ? Les consommateurs n’ont pas toujours raison, mais ils ne sont pas moins pertinents et bienveillants que la majorité des professionnels. »

PAULINE DARASSE

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