LIBERATION – Alimentation : les consommateurs mettent les pieds dans le plat

22/02/2019 

« Par souci sanitaire, écologique autant qu’éthique, les Français privilégient de plus en plus des produits issus d’une agriculture raisonnée et équitable, quitte à mettre la main à la pâte et au porte-monnaie. Amap, groupements d’achat ou supermarchés coopératifs : passage en revue des initiatives à l’occasion du Salon de l’agriculture.

 

Elle débarquera dès le 1er mars dans les rayons des grandes surfaces : la « farine des consommateurs« . Issue de l’agriculture raisonnée, elle sera fabriquée avec du « blé tendre 100 % français », « garantie sans OGM ni additif » et son prix sera « équitable » pour les céréaliers, explique l’entreprise « C’est qui le Patron ?! », qui va la commercialiser. Autant d’éléments décidés « tous ensemble », précise cette « Marque du Consommateur » qui s’est lancée en octobre 2016 en mettant sur le marché une brique de lait vendue 0,99 euro, contre 0,90 euro en moyenne dans la grande distribution. Depuis, « C’est qui le Patron ?! » s’est mise aux œufs, au chocolat et bientôt aux sardines.

 

Le principe reste le même : permettre aux clients de fixer le prix des produits en rémunérant justement les producteurs. Le tout en prenant part à un vote sur le site Internet de l’entreprise, qui s’est également dotée d’une société coopérative d’intérêt collectif pour « déterminer le cahier des charges des produits ». Pour la farine, pas moins de 7 915 « consomm’acteurs » ont donné leur avis. En deux ans et demi, « C’est qui le Patron ?! » s’est imposé sur les étals des grandes enseignes, avec 100 millions de produits vendus. « La famille des consommateurs a transformé le monde agroalimentaire. Cette petite marque a fait en deux ans plus de 100 millions de chiffre d’affaires, c’est du jamais-vu, c’est un message d’espoir », s’enthousiasmait le fondateur de la marque, Nicolas Chabanne, dans un entretien à la Provence il y a quelques semaines.

« Quête de sens »

Preuve qu’une autre alimentation est possible ? Le vœu est formulé par de plus en plus de consommateurs, portés par des préoccupations de santé, d’écologie ou de défense du tissu économique local. Selon l’Observatoire du rapport des Français à la qualité dans l’alimentaire, en 2016, ils étaient 82 % à déclarer avoir le sentiment d’être plus attentifs qu’il y a cinq ans à leur alimentation. Et trois sur cinq à affirmer privilégier la qualité, quitte à payer plus cher. Autre chiffre, selon l’Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique, 57 % des Français consomment du bio au moins une fois par mois et 16 % quotidiennement, contre 10 % en 2015. Une « tendance émergente » a le vent en poupe, selon une étude prospective sur les comportements alimentaires de demain, réalisée pour le ministère de l’Agriculture : l’alimentation durable, soit celle qui « protège la biodiversité et les écosystèmes, est acceptable culturellement, accessible économiquement, loyale et réaliste, sûre, nutritionnellement adéquate et bonne pour la santé, et qui optimise l’usage des ressources naturelles et humaines », si on se réfère à la définition de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

 

Dans les faits, du végétarien au locavore en passant par les adeptes du bio ou des produits équitables, du vrac ou du fait maison, chacun y met les pratiques qu’il veut. Mais tous ces consommateurs sont « en quête de sens et de réassurance », poursuit cette étude : ils agissent « de plus en plus comme [des] citoyen[s] engagé[s] en situation d’achats alimentaires ». Allant jusqu’à mouiller la chemise pour pouvoir consommer autrement.

 

À Bagnolet (Seine-Saint-Denis), dans le cadre d’une association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), c’est un groupe de riverains qui distribue 80 paniers de légumes bio chaque lundi. Mais aussi, à l’occasion, de l’huile d’olive, des coquilles Saint-Jacques, du miel, du pain. Le tout à un prix avantageux grâce à l’absence d’intermédiaires. Mais à condition que chacun joue le jeu et prenne sa part du boulot quatre fois par an, pour décharger, peser et répartir les kilos de pommes de terre et de poireaux arrivés tout droit de la plaine maraîchère de Cergy, à une quarantaine de bornes.

 

À la frontière entre l’Aude et l’Ariège, les habitants du coin ont opté pour un groupement d’achat. Leur vallée de l’Ambronne « regorge de producteurs locaux pratiquant une agriculture paysanne, parfois bio, souvent raisonnée et de petite taille », écrivent-ils sur leur site. Alors « pourquoi nous rendre à Limoux ou Mirepoix [les villes les plus proches, ndlr] pour acheter les produits de nos voisins ? ». Pour « continuer à faire vivre [leurs] campagnes », ils ont donc créé fin 2018 ce réseau associatif grâce auquel, tous les quinze jours, les adhérents peuvent commander en commun et récupérer sur un même lieu de livraison, les produits proposés par un panel de producteurs locaux.

 

Ailleurs, à Saint-Jean-de-Braye, près d’Orléans (Loiret), un autre groupement d’achat est en pleine mue : ses 300 membres veulent le transformer en supermarché coopératif. Pour l’heure, ce n’est encore qu’une supérette ouverte le samedi. Leur slogan : « À la coopérette, tous les clients sont bénévoles ». Et pour cause, c’est à eux que reviendra la gestion du magasin, de la caisse à la mise en rayon, en y consacrant trois heures par mois. Un modèle inspiré de la Park Slope Food Coop née à Brooklyn, il y a quarante-cinq ans, et déjà expérimenté en France, notamment à Paris, avec le supermarché coopératif la Louve.

« Modèle de Rupture »

En 2013, une enquête de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) estimait à 10 % la part des achats alimentaires des Français réalisée en circuit court. Mais pour Yuna Chiffoleau, chargée de recherche en sociologie à l’Inra et auteure de l’ouvrage les Circuits courts alimentaires (Eres, 2019), ce chiffre a bien grimpé depuis. « Sur des enquêtes plus locales, comme à Nantes ou à Lyon, le taux atteint 20%, soit le double », avance la spécialiste. Et ce, en partie grâce à l’investissement des consommateurs. « Dans les années 90, les circuits courts ont été développés par les producteurs, puis par les start-up à partir de 2012. Désormais, ils sont de plus en plus portés par les consommateurs, qui créent des groupements d’achat, se fédèrent », poursuit la sociologue.

 

Des initiatives qui, loin des préjugés, n’attirent pas que les bobos. « Certes, les catégories socioprofessionnelles supérieures sont les plus représentées, mais désormais les ouvriers, les employés, les jeunes fréquentent aussi les circuits courts », assure Yuna Chiffoleau. Sur les campus, notamment, les étudiants sont assez sensibilisés et s’organisent en créant des épiceries solidaires de produits abîmés ou au mauvais calibre. Autre exemple, dans la banlieue lyonnaise, avec l’association Vrac, dont l’objectif est de développer des groupements d’achat pour « améliorer la qualité de l’alimentation des habitants » des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Au total, Yuna Chiffoleau estime à environ 3 000 le nombre d’Amap en France, auxquelles il faut ajouter 500 magasins de producteurs, une centaine de projets de supermarchés coopératifs et des groupements d’achats en « croissance exponentielle ». Sans oublier les formes plus traditionnelles de circuits courts : la vente à la ferme et les marchés de plein vent.

 

Toutes ces tendances devraient aller crescendo, grâce aux plateformes d’échange collaboratives de produits alimentaires, qui facilitent la mise en relation des acteurs. Un « modèle de rupture dans les modes de consommation », pointait déjà l’étude remise au ministère de l’Agriculture en 2016. Et un outil, aux mains des consommateurs, pour reprendre le contrôle de leur alimentation. »

AMANDINE CAIHOL

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