07/04/2019
« Soutenir les producteurs tout en décidant collectivement de ce que nous mettons dans nos assiettes, tel est le pari réussi de Nicolas Chabanne. Entrepreneur passionné, il n’a pas attendu la crise des gilets jaunes pour réaliser que « nous étions arrivés au bout d’un système », celui où une famille de politiques et de prescripteurs décidait à la place des consommateurs. « À chaque fois que nous dépensons de l’argent, affirme-t-il, nous votons pour le type de monde que nous voulons voir advenir. Or en France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. » De ce constat est née « C’est qui le Patron ?! », la marque qui incarne le mieux notre époque.
Tout commence il y a deux ans. Nous sommes en août 2016 et le climat est plutôt morose pour la filière française de production du lait. Ces quinze dernières années, le nombre d’exploitation laitière a été divisé par deux dans notre pays. Nicolas Chabanne, qui prendra la tête de la future coopérative « C’est qui le Patron ?! », imagine que compte tenu de la valeur symbolique du lait au regard de la crise que vivent les agriculteurs, les consommateurs seraient peut-être enclins à payer un peu plus afin d’assurer une rémunération convenable aux producteurs. « Au départ, m’explique-t-il, nous étions un petit groupe de consommateurs qui ne comprenait pas pourquoi les producteurs de lait ne gagnaient pas leur vie. On nous rapportait des histoires de suicides, de ruines, de dépressions. Nous nous sommes rapidement posés la question de ce qui manquait à un producteur sur un litre de lait. On a compris que c’était 8 centimes. »
Il lance alors une consultation publique sur Internet via un questionnaire destiné aux consommateurs pour qu’ils établissent eux-mêmes le cahier des charges du lait idéal. Origine du lait, alimentation des animaux, rémunération du producteur, type d’emballage, etc. Nombreux sont les critères proposés aux internautes désireux de concevoir le produit qu’ils souhaitent voir commercialisé au juste prix. Chaque exigence augmente le prix du lait de quelques centimes. L’ultime question étant : « Quel prix êtes-vous prêt à payer ? »
Une rémunération juste pour le producteur
Ce ne sont pas moins de 7 850 « Consom’Acteurs » qui vont répondre à ce premier formulaire en choisissant en majorité les critères les plus qualitatifs. Particulièrement celui d’une rétribution convenable pour l’éleveur en estimant que le juste prix d’une brique de lait est 99 centimes, sur lesquels les producteurs devront percevoir 39 centimes par litre de lait, soit environ 25 % en plus du prix consenti par les grands collecteurs de lait français comme Lactalis.
Dès lors, pour en moyenne 4 euros de plus par an, le « Consom’Acteur » sait qui produit son lait et dans quelles conditions. Et pour le producteur, ces quelques centimes font toute la différence. « Notre calcul initial était simple, me dit-t-il. Il manquait 8 centimes sur un litre de lait pour que le producteur s’y retrouve et puisse se verser un salaire. À 9 centimes, l’éleveur a une rémunération correcte et peut s’offrir une semaine de congés. Or chaque Français consomme en moyenne 50 litres par an. Il manquait donc 4 euros par an ! »
Pour faire partie de cette aventure, les producteurs doivent respecter le cahier des charges établi par les consommateurs, comme faire pâturer les vaches entre trois et six mois et les nourrir avec des fourrages locaux et dépourvus d’OGM.
De son côté, la marque du consommateur prélève 5 % sur le prix de vente dans les magasins et 2 % sur les marques ou les enseignes qui respectent leur cahier des charges, comme Monoprix qui commercialise leur gamme de lait sous sa propre marque. Cette marge permet le développement d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) à laquelle chacun peut devenir actionnaire pour 1 euro. Celle-ci compte à ce jour 8 000 sociétaires.
Ainsi, porté par la puissance des réseaux sociaux, du bouche à oreille, et par le désir d’agir collectivement, la marque vauclusienne « C’est qui le patron ?! » a vu le jour.
« Cette démarche est innovante, car au lieu de développer un produit et de chercher à qui le vendre ensuite, nous cherchons à savoir ce que veulent les consommateurs et à les impliquer dans la construction de leurs produits.»
Du jamais vu dans le secteur de l’agroalimentaire depuis 30 ans !
Pourtant, à l’époque, la concurrence ironise. « Même les plus optimistes y voyaient une initiative bisounours qui resterait cantonnée à quelques briques de lait ! » Il faut reconnaître que la marque citoyenne souffre de deux contraintes capitales pour maîtriser les coûts, à savoir zéro budget en matière de communication et pas d’embauche de commerciaux.
Il en faudra plus pour décourager Nicolas Chabanne qui espère alors « dans ses rêves les plus inouïs, »vendre 5 millions de litres la première année.
Mais, qu’y a-t-il de plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ? Deux ans après, la marque du consommateur a écoulé plus de cent millions de litres de lait équitable et est désormais présente dans 15 % des foyers français. « C’est la meilleure performance pour une nouvelle marque dans le secteur de l’agroalimentaire depuis une trentaine d’année, malgré un prix de vente 30 % supérieur à celui de la concurrence », qui se gausse beaucoup moins.
Nicolas Chabanne reconnaît que ce succès est un signal très positif « du bon sens collectif à l’œuvre ! » avant d’ajouter, « il faut à ce stade un acte II sur un beaucoup plus grand nombre de produits. Nous aiderons vraiment les producteurs le jour où nous aurons 20 % de part de marché. »
En effet, multiplier par dix la consommation de lait « C’est qui le patron ?! » permettrait de sauver 50 % des producteurs de lait français.
Nous savons ce qu’il nous reste à faire.
On a dans les mains les clefs de l’Histoire !
Aujourd’hui, « C’est qui le patron !? », compte une équipe de douze salariés et gère une vingtaine de produits, du poulet à la pizza, en passant par le beurre bio, les saucisses de qualité pour soutenir les producteurs de porc, en grande difficulté, les pâtes ou encore les œufs équitables.
Ces produits sont présents dans 8 000 magasins. « On les trouve facilement chez Carrefour mais rarement chez Super U » relève-t-il. Voilà pourquoi, la coopérative a lancé une application smartphone pour repérer plus facilement les points de vente à proximité, mais aussi signaler les produits aux autres consommateurs et même demander leur arrivée en un clic : un mail automatisé est alors envoyé au directeur du point de vente. « On a dans les mains les clefs de l’Histoire ! L’intelligence collective n’avait jamais organisé le monde jusqu’à aujourd’hui » ponctue ce patron atypique qui ne se déplace jamais sans sa brique de lait, symbole d’une incroyable réussite commerciale.
En début d’année, le cap des 100 millions de produits vendus et des 8 millions d’acheteurs a été franchi.
En outre, « C’est qui le patron ?! » s’est exporté dans dix pays, de la Belgique au Maroc. « La famille des consommateurs est entrain de transformer le monde agroalimentaire. Plus de 40 000 lettres ont été envoyées aux distributeurs pour demander l’arrivée des produits dans certains magasins. C’est du jamais vu, surtout sans publicité ! » Non sans humour, ce patron, toujours jovial mais un peu dissipé, m’expose comment, sidérés, les directeurs de supermarchés voient les clients réarranger les rayons pour mettre en valeur les produits de la marque. « La réalité, c’est que tout le monde a fait sa part » s’enthousiasme-t-il !
Si l’ordre du jour est de venir en aide au monde agricole, Nicolas Chabanne m’interpelle sur le fait qu’il croule sous les demandes pour d’autres secteurs, du marché de l’optique jusqu’au service bancaire. « C’est ahurissant ! Pour l’instant, notre objectif est de nous étendre à l’ensemble des produits alimentaires. » Mais l’entrepreneur quasi-compulsif ne compte pas s’arrêter là. Il vient de lancer un média indépendant, La Chaîne des Consommateurs et des Citoyens, qui a pour mission de mettre en lumière l’envers du décor de notre consommation. Un appel à tous les fabricants vient d’être ainsi lancé pour pouvoir venir visiter les coulisses de leurs usines. « Une chose est certaine, conclu-t-il enjoué, c’est que nous sommes au début d’une tendance de fond. La marque citoyenne va pousser les acteurs traditionnels à se réinventer tant dans les produits qu’ils proposent que dans leur manière de communiquer. »
Parti de rien, « C’est qui le patron ?! » n’en finit pas d’essaimer dans les rayons des supermarchés et est en passe de redistribuer les cartes dans le monde de la grande distribution.
Alors, c’est qui le patron ?
BONUS DES OPTIMISTES !
Pour prendre part à l’aventure « C’est qui le patron?! » c’est ici! »
ANNABELLE BAUDIN