L’EXPRESS – C’est qui le patron?! Nicolas Chabanne, le VRP des terroirs

« En une poignée d’années, le créateur de la marque « C’est qui le patron?! » est devenu l’un des gourous de l’agroalimentaire. Avec un seul objectif en tête: sauver les petits producteurs.

22/09/2017

 

La dernière fois qu’on a autant entendu parler d’une bouteille de lait, c’était en 1990, lorsqu’une publicité Lactel mettait en scène un enfant questionnant son père sur les mystères de la production laitière… et de la reproduction.  

Près de trente ans plus tard, c’est sans budget publicité ni marketing que la brique de lait « C’est qui le patron?! » s’est imposée dans les rayons des supermarchés français. Avec 20 millions d’unités écoulées en moins d’un an, le lait de La Marque du consommateur pourrait bien figurer au palmarès des meilleurs lancements de produit alimentaire de 2017.  

A l’origine de cet incroyable succès, aucun géant industriel, aucune marque agroalimentaire de renom. Juste un atypique communicant, Nicolas Chabanne, originaire d’Ardèche, passionné par le goût des produits et devenu, en quelques années, l’un des gourous de la distribution alternative. 

A 48 ans, cet autodidacte, père de trois grands enfants, semble le premier surpris par ce succès. « Des milliers de magasins sont en rupture de stock. Certains de nos clients parcourent des dizaines de kilomètres pour s’approvisionner en lait ‘C’est qui le patron?!' », explique-t-il.  

Événementiel, théâtre… Puis vint la fraise de Carpentras

 

En ce vendredi de début septembre, il donne rendez-vous dans une brasserie du VIIIe arrondissement de Paris. Avec ses cheveux mi-longs, son regard à la Droopy et son accent provençal, difficile d’imaginer que Nicolas Chabanne est un homme aussi convoité.  

« Depuis le lancement, nous sommes sollicités de toutes parts pour développer le concept, notamment à l’international. Aujourd’hui, nous sommes en contact avec 12 pays. » A plusieurs reprises, son portable vibre. « Vous ne m’en voudrez pas, c’est le patron du développement durable de chez Danone. » La veille, la marque « C’est qui le patron?! » était citée par Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture, dans une interview au Figaro, comme un exemple à suivre pour redonner de la valeur à l’agriculture française. Une consécration! 

Au départ, rien ne prédestinait Nicolas Chabanne à faire carrière dans la production laitière. Etudiant en lettres à Paris, le jeune Provençal se cherche, fait un peu d’événementiel et de théâtre avec son copain Nikos Aliagas, rencontré sur les bancs de la fac.  

A 25 ans, en proie au mal du pays, ce petit-fils de préfet de Carpentras retourne dans le Sud, où il monte sa première entreprise avec un ami: un réseau solidaire de stations de lavage d’autos sur les parkings de supermarché. Après s’être occupé de la communication de la ville d’Avignon, il se retrouve chargé de la promotion de la fraise de Carpentras.  

Grâce à son bagou et son culot, il amène le petit fruit rouge jusqu’à l’Elysée et sur les plateaux télé, où, pour les besoins de la cause, il déguise son cousin en fraise géante… Jamais en panne d’inspiration, le petit Nicolas a de qui tenir: son père, Jean-Pierre Chabanne, fut lui-même journaliste, communicant, prof d’anglais ou commercial à Madagascar.

 

Le Petit Producteur, Les Gueules cassées: les relations humaines à l’honneur

En 2009, les choses sérieuses commencent. Avec sa soeur, Elisabeth, il développe Le Petit Producteur, une marque valorisant le travail des producteurs par l’affichage de leur photo sur l’emballage. Quatre ans plus tard, il lancLes Gueules cassées, un label pour lutter contre le gaspillage des fruits et légumes abîmés.

Le lien entre toutes ces initiatives? « Des idées de bon sens, grâce auxquelles tout le monde est gagnant », clame fièrement cet esprit défricheur. Son moteur? « L’utilité sociale », « le collectif », « le participatif », mais, surtout, « les relations humaines ».  

Malgré un esprit bouillonnant -difficile, en effet, de le suivre tant les digressions sont nombreuses-, ses idées font boule de neige. « Nicolas est doté d’une incroyable énergie et d’un magnétisme très positif. Il est surtout très doué pour capter l’air du temps », résume Bertrand Swiderski, directeur du développement durable chez Carrefour, avec qui il a travaillé sur la lutte contre le gaspillage alimentaire et sur « C’est qui le patron ?! ».  

En 2015, il reçoit coup sur coup le prix de l’audace marketing de HEC et les éloges du New York Times dans un article intitulé « Save the planet, eat ugly » pour Les Gueules cassées. « A l’époque, un fonds d’investissement était prêt à mettre 6 millions d’euros dans le collectif pour l’internationaliser, mais nous avons refusé car ils voulaient délocaliser le siège social », raconte-t-il. 

 

Crise du lait: La Marque du consommateur voit le jour

C’est en 2013, en plein scandale de la viande de cheval, que l’idée de La Marque du consommateur germe dans son esprit. « Pour que le consommateur reprenne la main sur son alimentation, il suffisait qu’il établisse lui-même le cahier des charges des produits », explique-t-il.  

Dans son entourage, on freine des quatre fers. « Nicolas a mille idées à la seconde, alors forcément, on temporise », précise son frère Laurent. Dix-huit mois plus tard, la crise du lait éclate à son tour. Appelé à la rescousse par le ministère de l’Agriculture pour réfléchir à une solution pour revaloriser le lait, Chabanne y voit l’opportunité rêvée de relancer son projet.  

« A l’époque, un conseiller m’a demandé combien il manquait par litre de lait pour que les producteurs se rémunèrent. J’ai été très surpris de voir qu’ils n’avaient même pas cette donnée. » Avec son compère Laurent Pasquier, le fondateur du site Mesgoûts.fr, ils mettent sur pied un questionnaire en ligne permettant au consommateur de faire évoluer le prix de la brique de lait en fonction des critères sélectionnés (rémunération du producteur, avec ou sans OGM, etc.). Le « juste prix » devient alors celui que le consommateur est prêt à mettre.  

L’idée est séduisante. Reste à trouver des partenaires. « Nous avons bénéficié d’un alignement des planètes: Carrefour, avec qui on travaillait sur Les Gueules cassées, a joué les facilitateurs en trouvant une laiterie (la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel, LSDH) et en détectant une coopérative de 51 agriculteurs de la Bresse (dans l’Ain) sur le point de mettre la clef sous la porte », explique Laurent Pasquier.  

 

Pour une brique de lait équitable

Pour parfaire cette « histoire d’hommes » et lui donner encore un peu plus d’écho médiatique, Nicolas Chabanne propose à cinq producteurs éconduits par Lactalis de rejoindre l’aventure (ces derniers avaient été écartés du groupe pour avoir critiqué le géant laitier dans un reportage sur France 2)! 

« Il est sûr que Nicolas détonne dans le secteur. La première fois que je l’ai rencontré, j’étais un peu dubitatif. Mais je me suis rendu compte que c’était un gros bosseur, qui croyait en ce qu’il disait et pouvait faire vaciller quelques certitudes », raconte Emmanuel Vasseneix, à la tête de la LSDH.  

 

Un enthousiasme increvable et un sens aigu du consensus

Sa force? Un enthousiasme increvable -« Je fuis les gens qui disent non », pose Chabanne- et un sens aigu du consensus. Loin des postures traditionnelles, il fait coopérer des acteurs aux intérêts antagonistes. « Il a convaincu Carrefour de financer une campagne de presse régionale pour inviter Leclerc et Intermarché à vendre du lait ‘C’est qui le patron?!’. C’est très fort », abonde Laurent Pasquier.  

Avant d’ajouter: « Pour débrouiller une situation, il est capable de dégoter n’importe quel 06. » Des numéros de téléphone qu’il n’hésite pas à utiliser 10 à 15 fois par jour! « Et si vous ne répondez pas, il passe par Facebook ou Twitter », s’amuse Bertrand Swiderski. 

Volubile, Nicolas Chabanne se fait toutefois discret lorsqu’il s’agit de parler de ses relations parfois tourmentées avec la grande distribution : « Certaines postures peuvent me mettre en colère. Je me souviens d’un patron de supermarché qui, après avoir refusé de payer 20 % de plus pour des fraises d’excellente qualité, m’a rappelé pour en commander pour le baptême de son fils. Comment se fait-il que cet homme-là ne se soit pas dit que s’il était capable de mettre le prix, le consommateur aussi? »  

En froid avec Système U, l’un des seuls distributeurs à ne pas commercialiser le lait de La Marque du consommateur, Nicolas Chabanne refuse toutefois de céder aux polémiques stériles: « Mon seul objectif est de faire avancer les choses. Car, in fine, ce sont toujours les petits producteurs qui trinquent. »  

En incorrigible optimiste, Chabanne croit d’ailleurs sincèrement que les mentalités sont en train d’évoluer. « Avant, les patrons de centrales d’achat pensaient qu’il fallait tuer les petits producteurs pour faire du profit. Aujourd’hui, ils ont compris que les arguments de bon sens, replaçant l’humain au centre du jeu, sont devenus des arguments de vente ultrabankables », professe-t-il. 

Politique, Nicolas Chabanne? Lors de la campagne présidentielle, l’ovni de l’agroalimentaire français a été approché par la plupart des partis, qui auraient bien récupéré ce discours porteur. Inspiré par l’essayiste Pierre Rabhi, proche de l’écrivain Alexandre Jardin, cet admirateur d’Arthur Rimbaud se dit lui un peu désabusé par la politique. Il admet même ne pas avoir voté depuis quinze ans.  

 

Un rapport coupable, « quasi psychanalytique », avec l’argent!

Préférant la lumière des projecteurs au pouvoir de l’argent, il n’est pas non plus attiré par le gain. Jusque-là, il n’a jamais réussi à transformer ses succès marketing en réussite économique. Le Petit Producteur, passé de 500000 euros à 5 millions d’euros de chiffre d’affaires en trois ans, a frôlé le dépôt de bilan avant d’être racheté par le groupe Frey.  

Quant au label Les Gueules cassées (1 centime par étiquette), il n’a jamais rapporté plus de 100000 euros de chiffre d’affaires par an. « L’objectif des Gueules cassées était d’aider les producteurs, nous ne faisions pas payer ceux qui ne s’en sortaient pas », justifie-t-il. Avant d’avouer un rapport coupable, « quasi psychanalytique », avec l’argent! 

Poussé par son entourage, il a décidé de structurer La Marque du consommateur et d’en faire un véritable business. Sur chaque produit vendu, il prélève une commission de 5%. Soit un chiffre d’affaires qui devrait dépasser le million d’euros en 2017.  

Pour mettre un peu d’ordre dans ses finances, il a fait appel à son frère, Laurent, ancien responsable Asie chez Imperial Tobacco, qui l’a aidé à monter trois sociétés: La Société des consommateurs, « C’est qui le patron?! », qui englobe la marque, et la LMDM, qui chapeaute l’ensemble de ses activités de conseil. Laurent travaille à l’internationalisation de la marque, Nicolas, lui, s’occupe de faire le buzz.  

Mi-septembre, il a participé au lancement de « Consomm’acteur », une rubrique de l’émission La Quotidienne, sur France 5, dont l’objectif est de créer en direct une vingtaine de produits « C’est qui le Patron?! ». « Sur le plateau, on va vous expliquer dans le détail tout ce qui fait qu’un produit coûte cher à produire. Le téléspectateur pourra alors choisir ses caractéristiques en connaissance de cause », s’enthousiasme-t-il. Peut-être aura-t-il enfin la réponse au désormais célèbre: « Papa, c’est quoi cette bouteille de lait? » 

Biographie

1969 Naissance à Moulins (Allier) et enfance à Madagascar. 

1987 Etudes de lettres modernes à la Sorbonne (Paris). 

1996 Création d’un réseau de stations de lavage solidaires. 

2001 Promotion de la fraise de Carpentras à Paris. 

2009 Création de la marque Le Petit Producteur. 

2013 Création du collectif Les Gueules cassées. 

2016 Création de la marque « C’est qui le patron ?! ». 

Les marques qui l’ont fait connaître

« C’est qui le patron?! » 

Sans rencontrer le même succès que la brique de lait équitable, un jus de pomme et une pizza C’est qui le patron?! sont en rayons. 

Les Gueules cassées 

Symbole de l’antigaspillage alimentaire, ce label permet à des producteurs de vendre des fruits et légumes abîmés, à un prix cassé. 

Le Petit Producteur 

Nicolas Chabanne a eu l’idée, incitative pour le consommateur, de mettre la photo du producteur sur l’emballage des produits. »

 

Julie de la Brosse

Article Original